L'utilité des études | Ressources numériques en histoire de l'éducation

L'utilité des études

Les Journées annuelles d’histoire de l’éducation

Les Journées d'histoire de l'éducation, organisées par le Service d'histoire de l'éducation, sont destinées à faire connaître à un public élargi les travaux récents menés dans ce domaine de la recherche historique. La première a eu lieu le 30 novembre 2001 à l'École normale supérieure. La charge des manifestations liées au bicentenaire des lycées et les difficultés posées par le choix initial du mois de novembre ont conduit le SHE à programmer pour le 12 mai 2003 la deuxième édition de cette manifestation destinée à prendre un rythme annuel.

Chaque Journée annuelle est organisée autour d'un thème particulier, choisi par le SHE, sur lequel des spécialistes reconnus du domaine sont invités à présenter de manière synthétique les problématiques, les résultats et les perspectives des recherches en cours. Les conférences sont suivies de discussions avec la salle. La conclusion de la Journée est confiée à une personnalité appartenant au domaine de l'éducation, mais qui n'est pas nécessairement un historien.

L'utilité des études

À quoi sert d'étudier ? Quel sens ceux qui étudient, ceux qui envoient leurs enfants à l'école, ceux qui les y accueillent et les forment ou ceux qui décident d'ouvrir un nouvel établissement ou un nouveau cursus, donnent-ils à leur action ? Qu'en attendent-ils ? La réflexion que nous proposons à l'occasion de la deuxième journée d'histoire de l'éducation porte sur la façon dont cette question de l'utilité a pu, dans divers contextes historiques, être envisagée par les différents acteurs de l'éducation et de la scolarisation et motiver les décisions individuelles, familiales et collectives d'investissement dans les études.

La notion d'utilité des études comporte plusieurs niveaux de sens et renvoie à plusieurs registres d'interrogation. Au sens le plus général, l'utilité des études peut s'envisager au niveau individuel et recouvrir la notion de gain individuel, en termes de compétence professionnelle, de carrière, de profit, comme celles d'accomplissement personnel ou, plus simplement, de pleine intégration à la communauté (comme citoyen, comme pratiquant d'une religion, ou comme consommateur, usager, contribuable, ayant-droit, etc.) ; elle peut aussi s'apprécier au niveau collectif, que ce soit du point de vue économique (gains de productivité, développement d'activités nouvelles, équilibre du marché de l'emploi) ou de celui d'une utilité sociale plus large : citoyenneté, harmonie sociale, développement humain (culture, santé, etc.). Par ailleurs, un enseignement peut avoir une utilité à l'intérieur de la sphère scolaire, pour poursuivre des études ou passer un examen, sans avoir d'utilité propre à l'extérieur. Il semble donc difficile de trouver une quelconque forme d'études qui ne puisse, à un titre ou à un autre, revendiquer son utilité.

L'opposition entre enseignements utilitaires et enseignements de culture générale constitue pourtant un critère classique de distinction, et souvent de hiérarchisation, entre les divers types d'études. À différentes époques et dans différents pays, c'est un enseignement gratuit, désintéressé, sans utilité immédiate, voire ouvertement anti-utilitaire, qui a servi à recruter l'élite dirigeante de la nation. Mais on peut toujours avancer - et cela a fait partie des argumentaires de défense et illustration de ce type d'études - que la maîtrise de la parole acquise à travers la rhétorique est indispensable à celui qui est appelé à commander les hommes ou que la pratique des idéogrammes chinois, du latin ou des mathématiques, forme les esprits et trace la frontière entre ceux qui sont aptes aux plus hautes charges et les autres. Faut-il prendre ces discours au sérieux ? On peut en discuter, y voir une phraséologie opportuniste ou un aveuglement idéologique. Leur opposer, comme une évidence, le partage traditionnel entre ce qui appartient à la culture générale et ce qui est de l'ordre de l'utile, du technique, du pratique, de la profession, c'est en tout cas prendre le risque de rester dans l'idéologie.

Ces quelques repères étant posés, le propos de la journée d'histoire de l'éducation peut être précisé ainsi : il sera question de l'utilité qu'on prête aux études, dans une perspective - à moyen ou long terme - qui engage l'avenir de celui qui étudie : projets professionnels, espoirs de réussite individuelle, position future à tenir, compétences à maîtriser. Le choix des études résulte toujours d'un arbitrage avec d'autres usages du temps ainsi employé. On s'interrogera donc sur les ressorts microéconomiques de la scolarisation, et, si possible, sur les rapports entre cette microéconomie, d'une part, et les évolutions éducatives d'ensemble et les politiques collectives, d'autre part. Il va sans dire que nous n'écartons pas du sujet la question connexe de l'utilité effective des études, et notamment de leur capacité à assurer la promotion sociale individuelle. Ce sera d'ailleurs l'occasion d'interroger le concept à la mode d' " ascenseur social ", utilisé couramment dans un sens collectif alors qu'il ne peut rendre compte que de réussites individuelles. On s'interrogera par ailleurs, sur la façon dont l'utilité des études est conçue, par les élèves, les étudiants, les familles ou les acteurs collectifs, et argumentée dans les discours d'autojustification de l'institution scolaire. Là encore, le rapport entre ces argumentaires et la réalité fait partie du sujet.

Formalisée par la théorie du capital humain dans la deuxième partie du XXe siècle, l'idée que les études constituent un investissement immatériel appartient depuis longtemps au sens commun, et elle se rencontre en dehors de tout contexte scolaire. Mais c'est une idée très inégalement partagée selon les lieux, les époques et les milieux sociaux, et cette inégale appréciation semble renvoyer, non seulement à des contextes culturels différents, mais aussi à des situations économiques et sociales qui permettent ou non la valorisation de cet investissement. De plus, si cette notion recouvre des réalités évidentes à l'échelon individuel, son extrapolation au niveau macroéconomique pose davantage de problèmes, notamment parce que le marché du travail fonctionne de façon plus complexe qu'elle ne le suppose, et aussi parce que la rationalité qu'elle prête au comportement des acteurs suppose une égalité d'information, de confiance dans les institutions et dans l'avenir ou d'adhésion à un modèle culturel, qui sont loin de se rencontrer dans la réalité.

La réflexion des historiens de la scolarisation sur la relation entre les différents niveaux d'analyse est compliquée par l'utilisation courante d'un vocabulaire emprunté à l'analyse économique, autour des notions d'offre et de demande. L'histoire de l'éducation a situé alternativement le facteur explicatif principal des progrès de la scolarisation du côté de l'offre d'éducation ou du côté de la demande. Longtemps dominée par une perspective institutionnelle et politique, l'historiographie française était plus attentive aux décisions venues d'en haut qu'aux initiatives locales. Lire et écrire, de François Furet et Jacques Ozouf, a consacré la rupture avec cette lecture étatiste et institutionnaliste de l'histoire de la scolarisation au profit d'une interprétation " sociétale " : l'acteur essentiel n'était plus l'État, ni l'Église, ni même l'École mais la société. On passait d'un développement impulsé par l'offre étatique à une dynamique fondée sur la " demande sociale d'éducation ". À leur tour, les travaux de Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie ont récusé ce schéma d'explication au profit d'une interprétation en termes d'offre effective dans les établissements scolaires qui permettait de réintroduire, entre l'État et les familles, l'épaisseur et la complexité du niveau local, et de prendre en compte les données institutionnelles, matérielles ou financières qui conditionnent l'accès des élèves à tel ou tel établissement et à telle ou telle forme d'études.

Cependant, l'usage que font les élèves et leurs familles de l'offre d'enseignement ne correspond pas nécessairement à celui que les responsables scolaires entendaient lui assigner. Dans les distorsions entre les objectifs proclamés des écoles et la destinée effective des élèves, on peut lire la trace de ces malentendus ou des stratégies opportunistes des familles. Mais ces distorsions viennent souvent de l'écart entre les objectifs réels des responsables scolaires et les objectifs affichés, que ce soit pour des raisons publicitaires ou par souci de l'ordre établi (hiérarchie des enseignements et des établissements ou place des femmes dans la société, par exemple). Les détours qu'a pris, dans plusieurs pays européens, la scolarisation secondaire des jeunes filles constituent certainement un des exemples les plus frappants d'une subversion des structures par leurs usagers. Un exemple qui montre, d'une part que la capacité de l'école à changer la société ne dépend pas que de la décision politique mais aussi de l'engagement personnel des élèves et de leurs familles, et d'autre part que les stratégies individuelles peuvent, dans certains cas, engendrer des évolutions globales. À l'inverse, la discordance entre la scolarisation de masse et le désinvestissement d'une partie plus ou moins importante des élèves à l'égard des études renvoie également aux limites de l'action publique. L'allongement de la scolarité obligatoire a considérablement augmenté le public captif de l'institution scolaire, ce qui complique l'analyse de ce phénomène. Les contributions présentées à l'occasion de la deuxième journée d'histoire de l'éducation permettront d'envisager le problème de l'investissement et du désinvestissement des élèves à propos d'époques où n'existait pas cette large obligation scolaire. Plus généralement, cette manifestation sera l'occasion de croiser les points de vue et les niveaux de réflexion sur la notion d'utilité des études et de mettre en perspective les questions d'actualité qui lui sont liées.

Programme :

  • Matin
    Président de séance : Dominique Julia (CNRS)
  • 9h30-11h00 : Philippe Savoie (SHE) : Présentation générale.
  • 11h00-11h15 : Discussion.
  • 10h15-10h45 : Philippe Marchand (CERSATES) : L'utilité des études à l'aune des stratégies familiales (XVIIIe siècle).
    "Il est inconcevable que ces mêmes enfans ayent tant négligé leurs études surtout ne devant point ignorer qu'ils ne peuvent vivre sans travailler" (Jean-Baptiste Carpentier, 4 février 1780). Partant de cette réflexion d'un père désabusé, il nous semble intéressant d'interroger les stratégies mises en œuvre par les familles qui instruisent ou qui font instruire leur progéniture en posant trois questions :
    -Quel sens les parents donnent-ils à leur démarche et quels résultats en attendent-ils ?
    -Quel (s) investissement(s) consentent-ils pour parvenir à leurs fins ?
    -Leurs stratégies ont-elles des conséquences sur l'offre d'enseignement ?
    L'exposé se fonde sur les travaux existants, mais aussi sur des sources originales en cours d'étude.
  • 10h45-11h15 : Discussion et pause.
  • 11h15-11h45 : Annie Bruter (SHE) : Les humanités, une matière "utile" ?
    L'enseignement des humanités est souvent considéré comme l'exemple même de l'enseignement "désintéressé", destiné à donner une formation générale au mépris de toute visée utilitaire. Il a pourtant revendiqué, en son temps, une fonction quasi "professionnelle" de formation des gouvernants et de leur personnel. C'est ce discours, et les réalités auxquelles il correspond, qu'on tentera d'interroger pour faire apparaître leur degré de cohérence, ou d'inadéquation, à diverses époques et dans divers pays.
  • 11h45-12h00 : Discussion.
  • Après-midi
    Président de séance : Jean-Michel Chapoulie (Université Paris I)
  • 14h-14h30 : Renaud d'Enfert (GHDSO et SHE) Le dessin, "cet art utile à toutes les professions".
    La notion d'utilité figure au centre de l'argumentaire développé par les promoteurs des cours et écoles de dessin au XVIIIe et au XIXe siècle. Le succès, en terme d'effectifs, remporté par les écoles de dessin auprès d'un large éventail de professions semble d'ailleurs leur donner raison. Mais leurs projets répondent-ils réellement aux aspirations des élèves conviés à suivre un enseignement de dessin (ou celles de leurs familles lorsqu'il s'agit d'enfants) ? Après avoir examiné les arguments des promoteurs de l'enseignement du dessin, on essaiera donc de mettre en évidence, pour les confronter, les différents facteurs qui peuvent inciter des adolescents ou des adultes, le plus souvent issus des milieux de l'artisanat, à entreprendre une formation graphique alors qu'ils s'engagent ou sont déjà engagés dans un parcours professionnel. On abordera également la question de l'adéquation entre les études graphiques proposées aux élèves et les attentes des ces derniers.
  • 14h30-14h45 : Discussion.
  • 14h45-15h15 : Gérard Bodé (SHE) : Politiques municipales et études professionnelles et techniques (1815-1940).
    Face aux pressions de l'État à la suite de la loi Guizot, certaines communes ont développé une féflexion, voire une politique, en faveur de l'enseignement technique et professionnel. Ce faisant, répondaient-elles à une véritable nécessité de formation d'une partie de leur population ou poursuivaient-elles des objectifs plus généraux en se servant de l'enseignement technique comme atout supplémentaire ? Quelles pouvaient être leurs relations avec des acteurs privés (individus, associations, groupements professionnels) porteurs d'une vision proche ou divergente de la formation professionnelle ? Cette communication tentera d'apporter des réponses à partir d'études de cas.
  • 15h15-15h45 : Discussion et pause.
  • 15h45-16h15 : Fabienne Pavis (Université de Bordeaux II et Centre de sociologie européenne) : Une discipline " utile " dans l'enseignement supérieur : promotion et appropriations de la gestion (1965-1975).
    Au milieu des années 1960, une politique en faveur de la promotion de la gestion dans l'enseignement supérieur apparaît, symbolisée en particulier par la création de la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises, le développement d'une filière universitaire spécifique et la rénovation des écoles de commerce. Etudier ces transformations (en particulier la création d'un corps enseignant permanent) entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970 à l'échelle de quatre institutions de formation ayant accumulé différents types de ressources scolaires et entrepreneuriales (l'ESSEC, les ESC de Rouen et Lyon et l'IAE d'Aix-en-Provence), permet de saisir les logiques d'appropriation de la politique nationale par les acteurs en place (représentants des tutelles, dirigeants des institutions, professeurs, étudiants). L'ensemble des tensions qui structurent cet univers disciplinaire apparaissent, y compris les oppositions internes aux spécialistes de management.
  • 16h15-16h30 : Discussion.
  • 16h30 : Conclusions : Patrick Fridenson (EHESS).