LE COURS MAGISTRAL : MODALITÉS ET USAGES (XVIe-XXe siècles)

Dernière mise à jour 11 juillet 2005

 

Un extrait du cours de Geffroy, professeur de philosophie de d'Alembert

par Alain Firode et Marie-Madeleine Compère

 

 

 

 

Introduction
Le cours de philosophie dans les collèges de Paris
Jacques Adrien Geffroy, professeur
Les "cayers de philosophie" dictés par Geffroy
L'extrait du cours en fac-similé, accompagné de sa traduction en français

 

 

 

Introduction

D’Alembert (1717-1783) fait en ce moment l'objet de nombreuses études, menées par l'équipe chargée de l’édition scientifique de son œuvre (http://dalembert.univ-lyon1.fr/) ; cette équipe s'est, entre autres, penchée sur la formation qu'il avait reçue. D'Alembert fut élève au collège parisien des Quatre Nations, ou collège Mazarin, où il est entré en seconde en 1730. Il eut pour professeur de philosophie, au cours des deux années scolaires 1733-34 (classe de logique) et 1734-35 (classe de physique), un certain Jacques Adrien Geffroy dont il dit beaucoup de mal dans le court témoignage qu’il a laissé de ses études : "Son professeur de philosophie, autre janséniste fort considéré dans le parti et, de plus, cartésien à outrance, ne lui apprit autre chose, pendant deux ans, que la prémotion physique, les idées innées et les tourbillons". (Jean Le Rond d'Alembert, Oeuvres posthumes de d'Alembert (publiées par Charles Pougens), Paris, an VII (1799), 2 vol. in-12, t. 1, p. 12). On garde du cours de ce professeur un manuscrit, conservé à la bibliothèque de Brive, dont le scripteur, Jean François Bruyère, a été élève de Geffroy deux ans avant D’Alembert, de 1731 à 1733. C’est ce cours manuscrit, étudié par Alain Firode, qui a fait l’objet d’un exposé au séminaire « cours magistral » le 10 juin 2004 et dont on présente ici un extrait. L'intérêt de ce cours n'est pas l'exceptionnalité du professeur de génie, au contraire : il s'agit de montrer comment un professeur, certes singulier dans ses options théologico-politiques, mais sans inventivité intellectuelle particulière, procédait dans son enseignement.

 

Le cours de philosophie dans les collèges de Paris

Le programme des leçons que comporte ce cycle de deux années de philosophie est fixé dans les statuts de la faculté des arts de Paris, arrêtés au cours de la réforme de l'université de 1598-1600 1 :

 

Texte des statuts
 
Traduction française

XXXVII Cursus philosophici spatium biennio terminetur, quo exacto, scholastici laurea magisterii insigniantur.

Le temps du cycle des études philosophiques sera terminé en deux ans, et l’ayant parcouru, les élèves seront promus au grade de maître.

XXXVIII Quod ut commode fiat, philosophiae professores intra biennium Aristotelis libros, ordine infrascripto, accurate explicent.

Pour que cela se passe convenablement, les professeurs de philosophie expliqueront avec soin au cours des deux années les livres d’Aristote dans l’ordre ci-dessous.

XXXIX Primo anno, matutinis horis, libros logicos interpretentur, a Categoriis ducto initio, quibus subjungant librum de Interpretatione et priorum Analyticorum quinque priora capita ; mox adjungant octo libros Topicorum ut formae ratiocinandi materia proxime cohaereat ; postremo duos libros de demonstratione omnium accuratissime interpretentur ; Porphyrii Intitutiones initio percurrant et delibent ; horis pomeridianis libros Aristotelis Ethicos exponant.

La première année, dans la séance du matin, ils expliqueront les livres de logique en commençant par les Catégories ; ils lui feront succéder le livre de l’ Interprétation 2 et les cinq premiers chapitres des Premiers analytiques ; ensuite ils y joindront les huit livres des Topiques pour que la matière colle au plus près à la forme du raisonnement ; enfin ils expliqueront avec le plus grand soin les deux livres de la démonstration de toute chose 3  ; qu’ils parcourent et goûtent, au début du cours, les Institutions de Porphyre ; dans la séance de l’après-midi, ils exposeront les livres d’ éthique d’Aristote.

XL Secundo anno Aristotelis Physica mane interpretentur ; post meridiem Metaphysica ; si fieri potest, integra, saltem horum primum, quartum et undecimum libros, magna cura et diligentia explicent ; hora sexta matutina sphaeram cum aliquot Euclidis libris praelegant.

La seconde année, ils expliqueront le matin la Physique d’Aristote, l’après-midi la Métaphysique ; si faire se peut, ils doivent l’expliquer en entier, au minimum les livres premier, quatrième et onzième ; à la sixième heure du matin, ils peuvent faire une prélection de la sphère en se fondant sur les livres d’Euclide.

XLI Aristotelis disputationes adversus veteres physicos in quibus ingenii summa subtilitas elucet, accurate examinentur, rejectis inanibus quaestiunculis quas olim barbari invexerant et ab humaniore politioreque saeculo explosas asperi durique homines non ita pridem refricare et redintegrare sunt conati.

Ils doivent examiner avec soin les disputes d’Aristote contre les anciens physiciens dans lesquelles brille la plus haute subtilité de son intelligence, en rejetant les misérables questions vaines que les barbares avaient autrefois introduites et que, bien qu'elles aient été anéanties par un siècle plus humain et plus raffiné, des hommes durs et intraitables se sont efforcés, il n'y a pas si longtemps, de raviver et de restaurer 4.

XLII Aristotelis contextus philosophorum, non grammaticorum, modo exponatur ut magis pateat rei scientia quam vocum energia.

Le contexte d’Aristote doit être exposé à la manière des philosophes, non des grammairiens : ainsi la connaissance de l’objet réel doit être plus mise en évidence que l’énergie des mots.

XLIII Scholastici qui philosophiae dant operam tum in vico Stramineo, tum in singulis collegiis, pro more institutoque majorum, publice privatimque disputando exerceantur.

Les étudiants qui s’adonnent à la philosophie, tant dans les écoles de la rue du Fouarre que dans chacun des collèges, doivent être exercés à la dispute, en privé et en public, selon la coutume et l’institution des anciens.

 

Comme le texte de ces statuts ne le laisse pas forcément entendre, le cours du professeur, dicté en latin, s'inspire d'Aristote dans ses concepts : le professeur en tire notamment, en logique, la construction du syllogisme dans toutes ses variantes, mais il ne le suit pas ligne à ligne. Les élèves ne sont pas obligés d'acquérir une édition des livres d'Aristote qui servent de base au programme. Le cours dicté est divisé en chapitres, puis en questions, puis en propositions.

L’historiographie de l'enseignement philosophique insiste sur les contenus intellectuels des cours et les opinions des professeurs. On peut distinguer deux nébuleuses idéologiques : d’une part les augustiniens, cartésiens, jansénistes, de l’autre les aristotéliciens molinistes. Mais à l’intérieur même de ces deux mouvances, il est très difficile de démêler le degré d’implication des individus (Henri Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978). On a beaucoup mis en valeur la condamnation du cartésianisme dans la seconde moitié du XVIIe siècle, comme illustration de la tyrannie exercée par les théologiens sur la philosophie. Le cartésianisme est certes interdit d’enseignement, mais les cartésiens ont plus subi des vexations que des persécutions, telles que l’exil. Jansénisme et cartésianisme sont souvent le fait des mêmes individus, mais les condamnations de la part du pouvoir politique ne concernent que les jansénistes qui font de l’opposition politique. En fait, quand il y a démissions forcées de chaires ou de postes, ou exil, c’est au titre du militantisme janséniste actif. Geffroy est à la fois janséniste et cartésien, mais c’est bien son jansénisme militant qui lui vaudra la destitution de sa chaire par le pouvoir politique, en 1739.

Laurence Brockliss, le plus récent et le plus généraliste des historiens ( French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cultural History, Oxford, Clarendon Press, 1987), ne s’écarte pas de cette tradition qui consiste à questionner d’abord le contenu des cours et de classer les professeurs en fonction de leur opinion. Il conclut cependant à la pénétration du cartésianisme indépendamment de sa condamnation officielle et, surtout, il affirme l’eclectisme personnel de chaque professeur qui prend et laisse dans les auteurs dont il rend compte, même au risque de contradictions internes. Si l'on suit Brockliss (en particulier p. 211) les années 1735-1740 constituent une période de transition, marquée par la fin des persécutions pour opinion et la mort du jansénisme actif, l’introduction du newtonianisme et l’affirmation de l’autonomie des sciences, enfin la multiplication des manuels de philosophie ; parmi ces manuels, ceux qui sont rédigés en français forment une minorité qui ira augmentant.

 

Jacques Adrien Geffroy, professeur

Le collège Mazarin où enseigne Geffroy, fondé par Mazarin et ouvert en 1688, est placé sous l'inspection de la Sorbonne, collège de théologie. Le principal du collège, appelé grand-maître, est par définition docteur de Sorbonne ; c'est lui qui choisit les professeurs et les statuts du collège l'enjoignent de préférer pour professeurs de philosophie des bacheliers en théologie de la maison de Sorbonne.

D'après un autre manuscrit du cours de Geffroy, incomplet (BN Manuscrit nouv. acq. lat. 518), il est effectivement bachelier de Sorbonne en 1727 et devait l'être déjà lors de sa nomination comme professeur en 1718. S'il paraît difficile de ne pas voir en lui un ecclésiastique, il est vraisemblablement resté simple clerc, comme le laissent supposer ses convictions jansénistes et un mariage tardif. Il occupe, simultanément à sa chaire, un poste de sous-maître : quatre sous-maîtres sont chargés des trente boursiers nobles que reçoit le collège. En dépit des recommandations de la Sorbonne qui engage les professeurs de philosophie à faire soutenir à leurs élèves des actes publics, Geffroy ne semble avoir organisé aucune soutenance. Sa seule publication répertoriée par la BNF est une traduction de certains ouvrages philosophiques de Cicéron (Marcus Tullius Cicero, Songe de Scipion, la lettre politique à Quintus, les Paradoxes de Cicéron . Traduction nouvelle par l'abbé Geoffroy avec des remarques et le latin à côté sur l'édition de Graevius, Paris, Barbou frères, 1725, In-12, VIII-314 p.)

Destitué de sa chaire comme janséniste appelant en 1739, il semble s'être maintenu à Mazarin jusqu'en 1741. Après une expérience comme catéchiste à la paroisse de Saint-Séverin, dont il est également chassé, il s'exile aux Pays-Bas, où il se marie. Il meurt à La Haye en 1752 ( Nouvelles ecclésiastiques du 1 er octobre 1752).

 

Les "cayers de philosophie" dictés par Geffroy

Le cours de philosophie conservé à la bibliothèque de Brive, se présente sous la forme d’un manuscrit latin de 2500 pages environ, en quatre volumes datés de 1731 à 1733, intitulé Cayers de philosophie dictés par Monsieur Geffroy professeur au collège Mazarin (cote  P1 – 1 – 7 à P1 – 1 – 10). Ces «  Cayers » comprennent en fait quatre cours distincts exposés dans l’ordre où ils ont été entendus par les élèves du collège : Logica (1731) (vol. 1), Ethica (1732) (vol. 1), Metaphysica (1732) (vol. 2), Physica (1732-33) (vol. 3 et 4). Chaque cours est par ailleurs structuré en parties : deux pour la logique ( Ars cogitandi et Ars disserendi)  ; trois pour la métaphysique (I Scientia generalis, II Theologia, III Pneumatologia) ; quatre pour la physique (I De corpore et praecipuis hujus affectionibus, II De mundo et praecipuis ejus partibus, III De sensibilibus corporum qualitatibus seu formis generalioribus, IV De variis corporum speciebus). L’éthique, quant à elle, est divisée en sept courts « traités » : I De summo bono, II De bonitate et malitia actionum humanarum, III De lege, IV De conscientia, V De officiis hominis, VI De virtute, VII De vitiis et peccatis.

Le cours de Geffroy, comme la plupart des cours de philosophie de l’époque, s’est largement affranchi des cadres aristotéliciens imposés, à la fin du XVIe siècle, par les statuts de la faculté des arts de Paris ( cf. supra). Le contenu du cours, d’une manière générale, fait l’objet d’une présentation très rigide et codifiée, rigoureusement conforme, comme le montre l’extrait choisi, aux usages des traités scolastiques. Les références à Aristote et à la théorie du syllogisme continuent certes d’y jouer un rôle non négligeable (particulièrement dans la logique), mais les idées qui dominent la plus grande partie de l’exposé sont d’inspiration cartésienne, pour ce qui concerne la physique et la métaphysique, et augustinienne, pour ce qui regarde les questions plus spécifiquement éthiques ou les problèmes liés à la relation de la liberté humaine avec la toute puissance divine (grâce, prémotion…). Il importe de souligner, par ailleurs, que Descartes et Saint Augustin ne sont généralement pas utilisés de la même façon par Geffroy. La plupart du temps, les écrits augustiniens sont explicitement cités, accompagnés de références exactes ; les textes cartésiens, en revanche, ne font que rarement l’objet d’une citation explicite, même lorsqu’il est manifeste qu’ils ont servi de source directe et exclusive à l’exposé.

C’est ce dernier aspect du cours de Geffroy que nous avons choisi de mettre en évidence dans l’extrait proposé. La proposition qui y présentée se situe dans le chapitre 1 de la théologie naturelle ( cap. I : An et qualis sit in nobis dei cognitio - s’il y a en nous une connaissance de dieu et quelle est sa nature -). Geffroy vient d’établir, dans les propositions précédentes, qu’ « il y a en nous une idée de dieu » (prop. 1), que celle-ci « est claire et distincte » (prop. 2) quoique « ni parfaite ni compréhensive » (prop. 3). Comme on le verra en suivant la discussion de la proposition 4 ( Theologia, cap. I), la troisième Méditation Métaphysique de Descartes et les Réponses aux premières objections sous-tendent l’ensemble de l’argumentation développée par Geffroy. Cette dernière s’organise cependant selon une logique qui lui est propre sans coller exactement à la structure des textes cartésiens sur lesquels elle repose. 5

 

L'extrait du cours en fac-similé, accompagné de sa traduction en français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes :

1 d’après Charles Jourdain, Histoire de l’université de Paris au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, 1862-1866 ; Pièces justificatives I, p. 5.

2 Ou Peri Hermenias.

3 Les cinq premiers chapitres des Premiers Analytiques correspondent à la théorie du syllogisme, au syllogisme catégorique de la première figure et au syllogisme catégorique de la seconde figure. Les "deux livres de la démonstration de tout" sont les Seconds analytiques qui contiennent la théorie de la démonstration.

4 Allusion aux néo-scolastiques.

5 Alain Firode, Le cours de philosophie d'Adrien Geffroy, Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie (abrégé en RDE), n°38, avril 2005, pp. 203-224.