LE COURS MAGISTRAL : MODALITÉS ET USAGES (XVIe-XXe siècles)
Dernière mise à jour 6 avril 2004
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Les " feuilles classiques " par Marie-Madeleine Compère Sauf exception signalée en légende, les clichés sont de Henri Chamoux. |
Les pages qui suivent sont une présentation illustrée d'une catégorie de l'édition scolaire des textes classiques, latins et grecs, que l'on accompagnera d'un commentaire sur la nature de la prestation magistrale dans les classes d'humanités (praelectio, «prélection»). Ce type d'édition, que j'appelle «feuille classique», peut prendre d'autres dénominations («livrets d'étudiants», par exemple) : c'est une édition in-4°, assez grossière sur le plan de l'impression. Normalement, professeurs et élèves disposent du même livret et les uns et les autres portent sur la feuille imprimée des notes manuscrites au fur et à mesure des séances en classe.
Les recueils identifiés et étudiés
Recherches et travaux sur les "feuilles classiques"
Description de l'objet "feuille classique"
Une époque dans l'enseignement des langues anciennes ?
Les recueils de feuilles classiques qui gardent les traces de professeurs oeuvrant dans des classes de rhétorique de collèges (la classe la plus élevée du cycle des humanités), et que je connais, sont répertoriés ici.
La très grande majorité des feuilles classiques conservées sont reliées en recueil par les soins soit de l'élève qui a suivi les leçons, soit du professeur qui les a donnés. On ne sait bien sûr pas si les recueils non identifiés sont le fait d'un professeur ou d'un élève. On conserve davantage de recueils dus à des élèves.
Trois des recueils conservés à Paris sont reliés en pleine peau; deux portent une marque de relieur, celui de Lemasle et celui de Du Chevreuil.
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Recueil de Du Chevreuil. Bibliothèque Mazarine. |
Sur la première de couverture, Jacques Du Chevreuil a fait timbrer son prénom : Iacobus, Jacques ; sur la dernière, son nom qu'il a latinisé : Chevrelus. On ne sait pas à quelle date il a fait exécuter la reliure. On peut dire en tous cas que cette latinisation du français Du Chevreuil en Chevrelus est un peu sommaire. Lui-même, écrivant plus tard des opuscules en latin, les signera d'un terme moins barbare : Capreolus.
Il n'y a pas dans les recueils, sous cette même forme de livrets imprimés, que des textes de littérature classique. On y trouve d'autres brochures imprimées qui relèvent de la vie scolaire : des livrets de grammaire, des textes relevant du cours de philosophie, ainsi que des abrégés de rhétorique.
Par exemple, on trouve un hymne à Saint Nicolas, évêque de Myre (patron des écoliers qui était fêté le 6 décembre dans le calendrier de l'université), dans le recueil de l'élève du collège de Beauvais, Michel Lemasle. Cet hymne a été imprimé en 1601, année où il était en rhétorique, chez le même imprimeur d'où proviennent la majorité des feuilles classiques conservées. Cet hymne est dédié au principal du collège, Médard Bourgeotte, par son auteur, Denis Guérin, sans doute condisciple de Lemasle, qui deviendra médecin.
Recherches et travaux sur les "feuilles classiques"
À tout seigneur tout honneur : c'est Anthony Grafton qui a mis en valeur ce type d'édition scolaire en reconnaissant l'intérêt de deux recueils acquis par la bibliothèque de Princeton. Lui-même a étudié un de ces recueils, constitué par le professeur Claude Mignault, professeur de première au collège de Reims (un collège universitaire de Paris) en 1572-73. Il étudie dans ce recueil, plus spécifiquement, une prélection sur le livre 3 des Odes d'Horace et montre que le professeur suit la méthode de Ramus. Un autre recueil de la même collection a été étudié par une de ses élèves, Ann Blair. Il s'agit des feuilles classiques collectées par l'élève Pierre Guyon, disciple du régent de troisième, Louis Godebert, qui enseignait au collège de Lisieux (autre collège universitaire parisien) en 1570-71. Le recueil comprend plusieurs textes, mais Ann Blair étudie spécifiquement la prélection sur le livre 1 des Métamorphoses d'Ovide.
Les études réalisées sur les feuilles classiques portent surtout sur les prélections faites par des professeurs du Collège Royal au XVIe siècle. On peut citer :
- Une bonne introduction aux cours de grec fournie par Jean Letrouit.
- Un ouvrage d'Olivier Reverdin, qui étudie deux fascicules appartenant à un auditeur de Pierre Danès, l'un des premiers lecteurs de grec au Collège royal en 1532-33 et 1533-34 : le Contre Ctésiphon d'Eschine et le Sur la couronne de Démosthène. Ces deux textes appartiennent à un recueil de six textes grecs, imprimés à Paris entre 1530 et 1539, provenant de la bibliothèque des fils de Guillaume Budé et conservé à la bibliothèque de Genève.
- Sur les prélections faites par Ramus au collège de Presles, conservées à la bibliothèque de l'UFR de philosophie de l'université de Paris I, Marie Dominique Couzinet et Jean-Marc Mandosio exploitent un recueil annoté de la main de son futur secrétaire et biographe, alors disciple, Nicolas Nancel; ils ont écrit un article et assurent sur ce sujet cette année même (2003-04) un séminaire à l'EPHE.
La feuille classique s'intègre dans la catégorie des livres annotés qui ont une certaine vogue dans les études d'aujourd'hui. On peut relever parmi eux :
- l'inventaire de la collection de Rosenthal, collectionneur de livres annotés, qui en a fait don à la Bancroft Library;
- un numéro spécial de la Revue de la bibliothèque nationale de France;
- la contribution d'Anthony Grafton sur les recueils de lieux communs, copies d'extraits faits par les curieux et érudits de toute catégorie;
- l'ouvrage de H. J. Jackson, Marginalia : Readers Writing in Books.
Je renvoie aux études de Grafton et de Blair pour l'identification des maîtres et élèves pour les recueils qu'ils ont étudiés.
Sur les individus figurant dans le corpus que j'ai étudié.
Si les feuilles classiques sont ici toutes présentées en recueils, on trouve aussi des fascicules isolés, par exemple des exemplaires dans la collection Rosenthal.
Par ailleurs,
il existe à la réserve de la BNF un fascicule de la fameuse satire 1 d'Horace qui commence par : Qui fit Maecenas ut nemo qua sibi sorte // seu ratio dederit seu fors objecterit, illa // contentus vivat, laudet diversa sequentes? (BN Réserve P-Yc-1402). C'est un imprimé de 1561, comportant 4 folios, qui porte la mention manuscrite : "expliquée par moi l'an mil cinq cens soixante huict", signé Cossart (professeur jésuite du collège de Clermont à Paris), avec paraphe.
Je me focalise ici désormais sur les cinq recueils pour la classe de rhétorique conservés à Paris. Le dénombrement des textes étudiés (33 textes classiques en tout, dont 4 de grec) montre la priorité accordée aux textes latins et, parmi ceux-ci, aux discours : non seulement des discours de Cicéron (16 textes), mais aussi des discours tirés d'autres auteurs (Salluste, Tite-Live).
La feuille classique a, dans sa définition complète, deux composantes :
- un livret imprimé, avec une annotation manuscrite dans l'interligne et/ou la marge ;
- un cahier annexe entièrement manuscrit, relié à part, à la suite du texte imprimé.- 1.1 L'imprimé : l'invention de la "feuille classique".
- 1.2 L'imprimé : production et commercialisation.
- 1.3 L'imprimé : l'utilisation par le professeur.- 2.1 La partie manuscrite : les lieux de l'annotation.
- 2.2 La partie manuscrite : le commentaire interlinéaire et marginal.
- 2.3 La partie manuscrite : le cahier annexe.
Avant l'imprimerie, le régent dictait le texte dont il allait faire la prélection, avant de passer à son explication. Plusieurs témoignages le montrent. Dans un cahier d'étudiant qu'il a étudié avec des collaborateurs, Jean-Claude Margolin démontre que le texte dicté est la grammaire de Despautère.
Dans sa Chronique bordelaise, Jean de Gaufreteau affirme que l'imprimeur bordelais Simon Millanges a inventé le principe même de la feuille classique et donne de son usage une description tout à fait précise :
«en 1578, Millanges l'imprimeur trouva l'invention et commença de la mettre en pratique de faire imprimer livres quon appelle de classe, par l'autorité et ordre du principal et des régents du collège de Guyenne. Ces livres contenaient tout ce qu'on lisait en classe au collège, selon leur ordre, soit qu'il fut tiré de Cicéron, de Virgile, de la rhétorique ou de quelque autre auteur ; et lorsque les régents interprétaient le texte, en français ou en autre latin, les écoliers glossaient dans les lignes imprimées ; comme aussi les annotations que les régents dictaient étaient inscrites par les écoliers dans des feuillets de papier blanc qu'on avait pour cet effet entrelacés parmi les imprimés. Au lieu qu'auparavant les écoliers écrivaient leurs textes, ce qui était d'une grande peine. Est à noter que les régents taxaient lesdits livres imprimés à leur mot, pour donner plus de gain à l'imprimeur, lequel reconnaissait ce bon office par présents ». (Orthographe et ponctuation modernisées.) |
Cette citation est reprise d'un article de Louis Desgraves, "Les impressions bordelaises de l'inventaire après décès de Jacques Millanges (1624)". La dernière annotation de ce témoignage précieux montre de plus l'association lucrative entre le professeur et le libraire. Si le chroniqueur Gaufreteau est intéressant dans sa description, il pèche bien sûr par orgueil local puisque l'invention dont il crédite Millanges n'est qu'une importation, qui paraît même tardive puisqu'on conserve beaucoup de feuilles classiques très antérieures.
- 1.2 L'imprimé : production et commercialisation.
Les travaux sur le livre ancien ont procuré des appréciations quantitatives globales sur les tirages, les prix, la répartition des auteurs édités sous forme de feuille classique : pour chaque, tirage de 1000 à 3000; trois à six feuilles de papier, soit 24 à 48 pages petit in-4°. Le maximum de 48 pages semblerait impératif pour des raisons techniques et économiques ; pourtant, les exemples conservés montrent que certains fascicules dépassent ce nombre. Le prix de vente à l'unité ne représentent que quelques sous (de 3 à 5), alors qu'un manuel (grammaire par exemple) coûte au moins une livre (une livre vaut 20 sous).
L'impression est grossière, comme en témoignent ces reproductions :
Première de couverture de Ovide, Declamationes adversariae. Bibliothèque de la Sorbonne. |
Cicéron, Pro Flacco. Bibliothèque Mazarine. |
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Même sur la première page de couverture, il y a une erreur typographique grossière : adersariae au lieu d' adversariae. |
Dans les premières lignes du texte, il manque un atque entre gravissimo et acerbissimo, que l'élève rajoute en caractères bien gros comme si le professeur avait insisté sur cette omission. |
La Ratio jésuite explicite la façon dont chaque année on choisit les textes qui figureront au progamme des classes, la même procédure étant utilisée dans tout établissement. Les paragraphes cités ci-après dans la traduction française sont inclus dans les règles du préfet des classes inférieures :
"Liste des livres. Avant la rentrée, le préfet [des classes inférieures] s'entendra suffisamment tôt avec le recteur pour faire établir la liste des livres qui doivent être expliqués dans nos classes cette année-là, afin de la faire connaître au préfet général et aux professeurs; il décidera de la même façon si, pendant l'année, on doit changer certains livres ou auteurs ; Fourniture des livres. Il fera en sorte de traiter à temps avec les libraires de la ville, pour que les externes et nous-mêmes ne manquions pas des livres dont nous nous servons chaque jour ou dont nous devrons nous servir l'année suivante." |
Ce texte n'entre pas dans les détails sur les modalités pratiques du choix du texte classique qui fera l'objet des leçons. À supposer que le professeur commande lui-même l'impression d'un texte, sous quelle forme l'apporte-t-il à l'imprimeur, en quoi a-t-il fait auparavant un travail original d'édition ? Le professeur commande-t-il l'entier processus de l'impression (comme aujourdhui il ferait faire des photocopies) ou donne-t-il à étudier des fascicules qui sont déjà sur le marché ?
Si on se fonde, dans les cinq recueils correspondant à la classe de rhétorique conservés à Paris voir tableau ici, sur les fascicules qui ont gardé leur première page de couverture, donc le nom de l'imprimeur et la date d'impression, on constate à la fois la surproportion des livrets sortis des presses de Libert-Prevosteau (c'est la même maison qui a changé de gérant) et le faible écart de temps entre la date d'impression et celle de la leçon, ce qui tend à montrer que la feuille classique joue - toutes proportion gardées - un rôle analogue à celui de la photocopie aujourd'hui.
Lucien de Samosate, Charon sive contemplantes, 1611. Bibliothèque Mazarine. |
Cicéron, In Catilinam oratio 1, 1616. Bibliothèque de la Sorbonne. |
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La marque de l'imprimeur est un angelot assis au centre d'un cercle où s'enroulent deux serpents. |
- 1.3 L'imprimé : l'utilisation par le professeur.
D'après Anthony Grafton, qui étudie les éditions commentées en classe par Claude Mignault, professeur de rhétorique au collège de Reims en 1572 et 1573, le professeur a fait imprimer, en plus du texte, de façon relativement arbitraire, des notes de l'édition savante qu'il a manifestement entre les mains et qui est très facilement identifiable. À cet égard, on observe une grande différence entre un cours au Collège Royal et celui d'un simple régent de rhétorique : le Contre Ctésiphon d'Eschine et le Sur la couronne de Démosthène expliqués en 1532-33 et 1533-34 par Pierre Danès sont bien des réimpressions pures et simples d'une édition procurée en 1522 par l'humaniste allemand Jean Reuchlin; mais Olivier Reverdin démontre que Danès confronte cette édition avec un manuscrit, ce qui excède les obligations d'un régent dans l'exercice de ses fonctions et appartient bien à la mission du Collège Royal.
Plus l'édition du texte offre celui-ci brut d'annotation, plus le professeur a besoin d'avoir par devers lui les instruments nécessaires à sa prélection. Le travail proprement d'érudition du professeur est de moins en moins original au fur et à mesure que se multiplient les éditions annotées. On songe aux prélections publiées par Ramus, mais elles ne sont pas isolées. Étaient disponibles sur le marché, dès avant Ramus, des fascicules de Cicéron compilant les annotations des principaux éditeurs humanistes (voir par exemple le recueil de douze livrets, discours de Cicéron en majorité, publiés à Paris entre 1557 et 1569 conservés à la réserve de la BNF). Une édition de Cicéron imprimée à Lyon en 1609-1610 à l'usage de la Compagnie de Jésus montre l'existence de manuels destinés au professeur : M. Tullii Ciceronis opera rhetorica quae extant, quibus de more preafixi sunt rhetoricorum ad C. Herennium libri quatuor. Omnia nunc post Dionysii Lambini, Michaêlis Bruti, Dionysii Gothofredi, Alexandri Scot aliorumque editiones nova forma ad usum scholarum concinnata, prout sequens praefatio cuiusdam Soc. Jesu edocebit Servantur Alexandri Scot sectiones apparatui latinae locutionis respondentes. Il s'agit en l'occurrence d'un livre en trois tomes, de format très petit (interdisant l'annotation manuscrite), composé avec un système très complexe de renvois, de sigles formés d'initiales (V vulgatos codices notat, V q vulgatos quosdam, C q codices quosdam.). Les paragraphes à l'intérieur de chaque livre et chapitre sont clairement numérotés. Les annotations, dans la marge, renvoient à des manuscrits ou à des éditions.
L'adresse au lecteur de cette édition explicite l'usage que peut ou doit en faire le professeur. Il en tire en particulier les détails concernant les lieux, les institutions, etc.
Progressivement, pour un texte donné, s'impose une édition scolaire de référence dont on peut penser qu'elle garnit rapidement les rayons de la bibliothèque des collèges. Le phénomène n'est pas étranger à l'appauvrissement de la liste des textes étudiés : toute normalisation va de pair avec le moindre choix d'articles disponibles. S'ajoute à ce phénomène général, à partir de la mi-XVIIe siècle, la spécialisation scolaire de libraires au niveau national. Dans son article fondateur sur le livre scolaire, Dominique Julia suggérait fortement une telle évolution.
Rappelons que l'annotation manuscrite (qui se présente de la même façon, relativement calligraphiée, que la feuille classique soit produite par un professeur ou par un élève) est portée en deux endroits : d'une part, sur l'imprimé même, dans l'interligne et/ou dans les marges ; d'autre part, sur un cahier annexe entièrement manuscrit.
Les trois lieux d'annotation (interligne, marges, cahier annexe) correspondent en gros à trois niveaux possibles d'explication :
- 1. dans l'interligne, on trouve exclusivement soit une paraphrase latine du texte, soit une traduction en français, ainsi que des explications érudites très ponctuelles;
- 2. dans la marge, une traduction ou l'explication du texte phrase par phrase;
- 3. dans le cahier, soit cette même explication (la marge étant alors laissée libre), soit une explication plus éloignée du texte allant même jusqu'à s'apparenter à un cours au sens moderne, néanmoins fondé sur le texte.
Il va de soi que, dans la pratique, ce principe n'est pas appliqué de façon systématique, et qu'on trouve plus de souplesse dans les feuilles classiques étudiées.
- 2.2 La partie manuscrite : le commentaire interlinéaire et marginal
La langue française en place de la paraphrase latine, certes minoritaire, n'est pas négligeable : sur les 33 textes qui constituent notre corpus des auteurs classiques étudiés en rhétorique, un des quatre textes grecs comporte une traduction française (dans l'interligne), et douze sur les vingt-neuf textes latins (cinq dans l'interligne, et sept dans la marge). La présence de ce français paraît étonnante, en tout cas sous-estimée dans l'histoire de l'enseignement du latin. On doit souligner cependant que le français reste ici exclusivement cantonné à la traduction du texte étudié : on n'en trouve en effet aucune trace dans tout ce qui s'apparente au commentaire ou à l'explication, en revanche truffés de mots grecs.
Le deuxième niveau d'explication, qui correspond soit aux marges soit au cahier annexe, est un commentaire du texte. Il commence invariablement par l'argumentum : exposition du sujet traité, qui comporte des indications sur l'auteur, sa biographie, les circonstances de la production du texte, suivi de considérations sur la rhétorique du discours, s'il y a lieu. Le commentaire proprement dit se fait ensuite phrase par phrase ou passage par passage : les premiers mots de la phrase ou du passage, en caractères plus gros, font office d'appel de note. L'explication développe la pensée exprimée par le texte, en se fondant sur les éditeurs et commentateurs antérieurs.
- 2.3 La partie manuscrite : le cahier annexe
Un troisième niveau d'explication est réservé au cahier additif, quand le commentaire paragraphe par paragraphe occupe les marges. Exemple Ad Marcum Brutum orator de Cicéron (éd. 1613, Grangier professeur, Du Chevreuil élève)
Les feuilles classiques conservées (du moins celles qui sont identifiées et/ou étudiées) ne concernent que le XVIe et les premières décennies du XVIIe siècles et les collèges de Paris y sont surreprésentés. Cela signifie-t-il que le principe de leur utilisation en classe ait exclusivement correspondu à cette période et qu'il suffise de chercher avec un peu d'ardeur dans les bibliothèques pour trouver des exemplaires plus tardifs et provinciaux ? Les affiches par lesquelles les responsables d'un collège annoncent chaque année les auteurs à étudier et les livres à acheter continuent jusqu'au XVIIIe siècle à se conformer à un corpus relativement stable des textes mis au programme des classes. Les textes classiques appartenant à ce corpus font toujours l'objet de livres ou brochures bon marché pour les élèves, comme le laissent apparaître un certain nombre de sources : achats dans les registres de pensionnaires; inventaires de fonds de librairie, ou livres de comptes des libraires qui ont la clientèle des collèges. Mais toutes ces sources ne permettent pas de savoir sous quelle forme matérielle ces textes sont étudiés en classe : on les connaît éventuellement par une allusion plus ou moins elliptique ("l'auteur de quatrième", "Cicéron"). Autrement dit, comment savoir si, sous ce type de dénomination, se cache la feuille classique telle qu'on l'a décrite ou si la forme éditoriale des textes étudiés, toujours peu coûteuse, revêt d'autres caractéristiques ? C'est cette dernière hypothèse que nous soutiendrons ici.
On a déjà utilisé un article de Louis Desgraves dont l'objet principal est la présentation et la publication de l'inventaire du libraire bordelais Simon Millanges, fondateur de l'entreprise, à sa mort en 1624. Parmi le fonds du libraire, l'inventaire détaille à la suite les uns des autres 126 paquets différents d'éditions de textes classiques (n° 265 à 391 de la liste publiée). Cette liste a l'inconvénient de sa source : on n'a pas en mains les exemplaires eux-mêmes. On peut cependant les identifier aux feuilles classiques stricto sensu, en raison de leur nombre, de la diversité des titres, de l'importance des stocks qui correspondent à chacun (les rédacteurs de l'inventaire ont estimé la quantité en rames de papier, non en nombre d'exemplaires) et de leur format (ils sont tous in-4°). Soulignons que parmi tous ces livrets, un seul serait encore conservé aujourd'hui d'après Desgraves, le Flores seu formulae loquendi et sententiae ex P. Terentiii comoediis excerptae, ce qui milite également en faveur de la thèse d'un usage scolaire.
Cet inventaire peut, grâce à un autre travail de Louis Desgraves, être comparé à un autre, du même fonds de libraire, mais postérieur de cinquante années. Le second inventaire correspond à la gestion de Jacques Mongiron, gendre et successeur de Simon Millanges. Ce nouvel inventaire comporte également des brochures qu'on peut considérer comme des feuilles classiques si on s'en tient aux critères qu'on a déjà retenus. Les titres des brochures renvoient à des oeuvres particulières ou à des passages d'auteurs classiques. Le nombre des exemplaires est important; on les compte désormais à l'unité, non plus par rames, mais leur nombre en stock va de 46 pour Horace à 330 pour le discours de Cicéron Pro domo sua. Le format est l'in-4°. La diversité des titres est considérablement réduite dans ce second inventaire : sept textes latin et un grec, et on peut se demander si la librairie n'a pas abandonné ce type de ventes. Surtout, dans cette liste apparaît un texte de Cicéron, l'Oratio de Haruspicum responsis in senatu, qui ressemble fort à une édition pour la classe (il y en a 122 exemplaires en stock), mais qui est de format in-8°.
Cette dernière remarque conforte l'hypothèse d'une modification de la forme éditoriale des textes classiques. Sur un format inférieur à l'in-4°, on ne peut porter d'annotation manuscrite : le professeur ne peut plus attendre des élèves le même type de prise de notes sous la dictée. On a déjà évoqué la question de l'édition à la disposition du maître et suggéré sa normalisation. Mais on doit envisager aussi que des éditions annotées se diffusent auprès des élèves eux-mêmes, a fortiori si l'appareil d'annotations est adapté à l'usage scolaire. Or on sait qu'apparaissent dans la seconde moitié du XVIIe siècle ces nouvelles formes d'éditions scolaires dont la collection la plus connue est celle ad usum Delphini. Se répandent simultanément des recueils d'extraits de textes, dont les Selectae d'Heuzet représentent l'exemple le plus répandu et le plus durable. On assiste aussi à l'autonomisation de l'édition scolaire : la production et la diffusion de ces ouvrages sont de plus en plus concentrées entre les mains de libraires qui se spécialisent. Le professeur, connaissant les livrets à disposition chez le libraire qui fournit le collège, ne fait plus lui-même une commande spécifique telle ou telle année, pour telle ou telle classe, mais choisit dans le stock disponible.
La forme "feuilles classiques" dans l'édition scolaire correspondrait donc à une époque assez bien délimitée, qui commence en France avec l'humanisme et qui s'achève dans la seconde moitié du XVIIe siècle. À la feuille classique est associée une explication à la fois technique (en particulier la mise au jour des artifices rhétoriques) et érudite, la langue française étant réduite au rôle de vecteur de compréhension. Une fois banalisés les aspects érudits de l'explication magistrale par suite de la généralisation des notes dans les éditions imprimées, le professeur modifie à son tour son enseignement. On peut se demander si la place de la langue française ne change pas : elle deviendrait celle du commentaire magistral ; le français s'affirmerait comme pair du latin et non plus à son service (c'est alors que la version se répand comme exercice écrit, ce qui représente une nouveauté). L'explication du maître pourrait alors développer les aspects proprement littéraires, esthétiques, du texte qui étaient éloignés des préoccupations antérieures.
On retiendra de cette mutation de l'édition classique, dont les modalités demandent à être étayées par de nouveaux travaux, la nécessaire solidarité entre le support matériel des textes et la nature de l'explication donnée lors du cours magistral.
Comme c'est toujours le même corpus de textes qui est en vigueur aujourd'hui (dans la mesure où le latin et le grec sont restés objets d'enseignement), cette modeste étude voudrait montrer à tous ceux, enseignants, élèves et anciens élèves qui ont eu ou ont aujourd'hui l'expérience de cet enseignement, combien les disciplines scolaires sont le produit d'un environnement culturel, même quand leurs programmes semblent être les mêmes ; en d'autres termes, elle voudrait montrer que ces disciplines ont une histoire.